Mangacast Omake n°128 – Janvier 2025
Bienvenue dans ce Mangacast Omake n° 128 qui ouvre l’année 2025 ! malgré une fin d’année en demi teinte et la disparitions de plusieurs personnes qui ont eu un rôle important pour la reconnaissance du manga et de l’animation en France, l’équipe de Mangacast se retrouve encore une fois autour de la table pour parler manga et animé dans les rires et la bonne humeur.
Voici les titres chroniqués en ce mois de janvier par les membres présents : Katagi Modoshi – The Soul Cleaner, Neko Goze – Chats Errants, Bloom, Secret Bodyguard, La fin du système…, La Couche est Pleine, Les 7 chevaliers du royaume des Marronniers et Sanda !
Côté animation, vous aurez le droit à 1 film et deux séries : Totto-Chan : La Petite Fille à la Fenêtre, Medalist et Zenshu.
Un debut d’année en fanfare vous attend avec cette émission de 3h50 pour vous faire partager nos lectures et animés chouchous, et bien sûr nos coups de cœur et autres réactions à l’actualité !
Mangacast Omake n°128- Janvier 2025 est présenté par Thundergeek, Midine, Blackjack et Oshino.
Podcast: Play in new window | Download (Duration: 3:50:08 — 316.7MB)
Takuya Wada et la communication par l’image : l’Entretien ( juillet 2024 )
Nous avons eu le plaisir de rencontrer M. Takuya Wada lors de l’édition 2024 du festival Japan Expo.
Connus pour son travail d’animateur, M. Wada est ce que l’on pourrait décrire comme un passionné et un touche à tout. Il a, par exemple, laissé de côté sa carrière dans l’animation au début des années 90 pour devenir artiste d’effet spéciaux à Hollywood ou bien encore réaliser des making of de films.
C’est avec ces connaissances en tête que Blackjack et Thundergeek ont été à la rencontre de M. Wada en esperant en apprendre plus sur son parcourt hors norme. Le resultat est cette interview ou le réalisateur de Violence Jack : Hell’s Wind se confie sur ce qui le pousse à continuer l’animation et à transmettre son savoir aux jeunes générations.
interprétariat : M. Pierre Giner
Interview : Thundergeek & Blackjack
Transcription : Thundergeek
Transcription de l’interview
Vous avez eu l’opportunité d’apprendre votre métier dès le lycée auprès de grands noms de l’animation tels que Ōtsuka Yasuo ou Miyazaki Hayao. Pourriez-vous nous parler de ces expériences formatrices et de ce que vous avez retenu d’eux ?
T. Wada : S’il y a bien quelque chose qui m’a marqué chez eux, c’est leur niveau de professionnalisme. Lorsque je les voyais animer des personnages, on ne pouvait être que éberlué par la qualité et par le sens du dessin et de l’animation. Je me suis dit que si je comptais faire carrière dans ce milieu là, il fallait que je devienne meilleur. Alors j’ai travaillé encore et toujours plus, mais je ne sais pas si je suis devenu meilleur (rire).
Mais vous savez, je pense que le même phénomène se produit quel que soit le milieu. Si un gamin voit un pro du baseball frapper la balle à plusieurs centaines de mètres, il va trouver ça incroyable et va avoir envie de le reproduire. Il va donc aller s’entraîner dans un batting center(1) pour arriver à le faire lui-même.
Vous commencez votre carrière dès le lycée en travaillant sur Lupin III en tant qu’intervalliste(2). Comment cette première expérience a-t-elle influencé votre parcours professionnel et votre vision de l’animation ?
T. Wada : Avant même que je ne commence à travailler dans l’animation, rien qu’en regardant la télévision, je me suis rendu compte du nombre de dessins importants qu’il fallait faire (rire). Je ne sais pas si vous le savez, mais dans les films occidentaux, par exemple ceux du studio Disney, l’animation se fait à 24 images par seconde, c’est-à-dire 24 dessins par seconde.
Au Japon, pour des questions d’économie de temps et d’argent, on réfléchissait tous à combien de dessins il fallait pour faire 1 seconde d’animation sans qu’elle ne soit saccadée et que le mouvement reste relativement fluide. Mes aînés sont tombés sur un consensus de 8 dessins par seconde mais il faut quand même constamment réfléchir à comment les dessiner pour que la fluidité du mouvement n’en soit pas impactée.
C’est un des grands challenges du travail d’animateur au Japon : comment faire de l’animation “limitée” tout en montrant qu’elle ne l’est pas tant que ça.
À seulement 20 ans vous devenez directeur de l’animation sur la série Dorvack avant de continuer sur d’autres projets cultes des années 80 comme Hokuto no ken ou Patlabor. Quels défis avez-vous rencontrés en prenant de telles responsabilités à un si jeune âge ?
T. Wada : Comme vous l’avez dit plus tôt, j’ai commencé dans l’animation en tant qu’intervalliste, ce qui fait que j’avais déjà des bases solides quand je suis passé directeur de l’animation. J’ai donc demandé à mes aînés ce qu’il était important de corriger dans les dessins de mon équipe afin de fournir des œuvres qui marqueraient le spectateur. Ils m’ont dit que, dans l’ordre, il y avait évidemment le visage et surtout les yeux, puis le corps et enfin les mouvements en général. Le but n’était évidemment pas de repasser sur chaque dessin, mais de comprendre et de corriger uniquement ce qui permettait d’obtenir un résultat satisfaisant à mes yeux.
Prenez par exemple une scène d’action où un personnage donne un coup de poing. Je regardais le dessin de l’animateur où la pose du personnage donnait quelque chose comme ça (M. Wada tend son poing vers nous à environ un mètre). Mais en regardant le storyboard, j’ai compris que ce n’était pas les intentions du réalisateur et que ça manquait d’impact, alors j’ai corrigé le dessin de cette manière (M. Wada approche son poing beaucoup plus près de nous).
Le but de cette correction, en plus de respecter la vision du réalisateur, était d’avoir plus de dynamisme et d’apporter une vision dramatique, et pas uniquement esthétique, à la scène. Faire ce que l’on appelle de la mise en scène.
Votre première réalisation est la troisième et dernière OAV (3) de Violence Jack : Hell’s Wind. Comment avez-vous abordé cette œuvre en tant que suite et en tant que réalisation unique ?
T. Wada : Comme vous venez de le dire, il y a eu 3 OAV. La première, Harem Bomber, fut réalisée par M. Kamijō Osamu, tandis que la deuxième, Evil Town, fut réalisée par M. Itano Ichirō. J’ai pu œuvrer sur cette dernière en tant que character designer et directeur de l’animation. A la fin de la production de Evil Town, M. Itano m’a dit “Pour le troisième épisode, tu vas tout faire !”.
J’avoue que j’ai été un peu surpris au début, mais très vite je me suis rassuré en me disant que j’avais déjà des rails de posés, à savoir l’épisode 2, et que je n’avais qu’à continuer l’histoire et la finir. J’avais déjà les chara-design de pas mal de personnages, l’intrigue était déjà écrite et j’avais toutes mes connaissances en tant que directeur de l’animation. Je me suis donc mis au travail en ayant un peu plus de casquettes que d’habitude et c’est comme ça que j’ai pu réaliser Hell’s Wind. Au final, c’est probablement l’œuvre la plus importante de ma carrière, car c’est celle sur laquelle j’ai cumulé quasiment tous les postes.
Vous avez fait le choix en 1990 de vous rendre aux États-Unis pour apprendre les techniques de maquillage et d’effets spéciaux à Hollywood. Qu’est-ce qui vous a motivé à explorer ce domaine et comment ces compétences ont-elles influencé votre travail par la suite ?
T. Wada : Pour être tout à fait honnête, mon désir initial n’a jamais été d’être animateur, c’est un concours de circonstances diverses qui m’a amené à le devenir. Lorsque j’étais enfant, je regardais bien évidemment des anime, mais je regardais également beaucoup de séries télé de type Tokusatsu(4) et de films, et mon rêve était de devenir réalisateur de cinéma. J’ai étudié les films mais je me suis tourné vers l’animation et ma carrière fut lancée.
Mais au début des années 90 a débuté la grande période des OAV. L’animation japonaise connaissait un boom économique important et il fallait donc produire énormément de contenu, et ce à tout prix. A partir de là, j’ai commencé à trouver que la qualité des productions devenait très inégale et je ressentais une lassitude dans mon travail. Je me suis alors souvenu de films comme Alien ou Star Wars, de mon rêve de faire du cinéma et de devenir le disciple de quelqu’un comme Spielberg.
J’ai donc pris la décision de partir aux États-Unis même si, pour ne rien vous cacher, j’aurais pu partir depuis bien longtemps. C’est cette baisse de qualité dans la production d’anime qui a été l’élément déclencheur de mon départ. Mais je ne suis pas parti de zéro non plus, car j’avais déjà appris au Japon à faire des Tokushu Make (5), ce qui m’avait été très utile pour faire des références dans Violent Jack !
En ce qui concerne mon expérience aux USA, j’ai eu du mal à me faire comprendre au début, surtout que mon anglais n’était pas celui d’aujourd’hui. Je me faisais donc comprendre via le dessin. L’avantage de cette méthode, c’est que l’on peut faire passer ses intentions sans que personne, même le personnage, ne parle. Le réalisateur voyait cela et comprenait, par exemple, quel objectif utiliser. Au final, mis à part que je pensais la mise en scène pour des acteurs et non des dessins, ma base de réflexion restait la même, et c’est en ça que j’étais heureux d’avoir travaillé auparavant dans l’animation.
Vous avez partagé votre savoir en tant que conférencier au Yoyogi Institute of Animation pendant 25 ans et l’avez dirigé pendant 6 ans. Quelle est l’importance de transmettre vos connaissances aux jeunes animateurs et quelles évolutions avez-vous observées dans l’industrie de l’animation au fil des ans ?
T. Wada : Je pense que l’évolution la plus importante et ce qui fait que la manière d’enseigner les choses a changé drastiquement, ce sont les réseaux sociaux. Aujourd’hui, vous avez des couples qui sont au restaurant mais qui ne se parlent pas et sont sur leurs téléphones, ou des familles dont les enfants jouent à la console pendant que les parents sont rivés sur leurs écrans. Nous sommes en train de perdre le concept de communication et de transmission de l’adulte qui apprend des choses à l’enfant, de l’aîné au plus jeune, etc.
C’est selon moi une perte qui est très dommageable pour la société, parce que les gens ne communiquent majoritairement plus que par l’écrit, et ne transmettent plus visuellement ce qu’ils ressentent, ces petites nuances qui ne peuvent s’expliquer tant par des mots que par des mouvements d’œil, par les mains, par des mimiques ou encore des moues de la bouche.
Lorsque je me suis retrouvé à être le directeur de l’institut Yoyogi pendant 6 ans, ça a été une très grosse charge de travail et une très grosse organisation. Il y avait des antennes de l’institut dans quasiment toutes les grandes villes du Japon, de Hokkaidō jusqu’à Okinawa. J’en ai beaucoup souffert physiquement, ainsi que d’un point de vue émotionnel, car j’ai dû arrêter toutes mes activités professionnelles pour m’occuper de cette école qui avait même instauré des “Séminaires Wada”.
Du coup, c’était important pour moi de transmettre ce que j’avais reçu de mes aînés quand j’ai démarré dans le métier. Quand bien même ce rythme de vie a eu un impact sur ma santé, j’ai pris sur moi parce que je trouvais que ce que je faisais était nécessaire. C’était important pour moi de le faire ! Donc après ma journée de cours, plutôt que de rentrer directement chez moi, j’allais au restaurant avec mes élèves, au karaoké, au bowling, etc. Car ce qui était important, c’est qu’il y ait cet échange là ! Au Japon, il y a un terme qui résume bien ma pensée : Nomunication, la communication par la boisson (rire).
Mais depuis le COVID, les soucis que je pointe se sont accélérés. Les gens sont plus souvent en télétravail et il n’y a plus de communication. On n’échange plus autant qu’avant sur les dessins des uns et des autres, ce qui permettait d’avoir un nouvel angle sur un personnage, une nouvelle approche, et de s’améliorer grâce aux conseils des uns et des autres. Aujourd’hui, les gens se sentent menacés par l’IA, qui commence à pouvoir s’occuper de diverses tâches à leurs places. Et ils ont raison, car tant que les gens ne feront plus le travail de communication et de transmission nécessaire, alors l’IA continuera à leur passer dessus et les remplacera à terme.
Et si je peux donner un dernier conseil pour les français qui veulent être animateurs, ou même tout simplement créateurs, ça serait celui-là : pleure beaucoup plus, rigole beaucoup plus, bats-toi beaucoup plus !
En faisant ça, vous pourrez créer des œuvres qui seront proches de vous, des œuvres en harmonie avec ce que vous ressentez et surtout des œuvres humaines ! Soyez quelqu’un qui contrôlera la machine par votre savoir et vos connaissances propres plutôt que quelqu’un qui se laissera “ordinateuriser” !
Merci Beaucoup M. Wada !
Notes
1 Le batting center ou batting cage est un lieu d’entraînement au baseball où une machine envoie des balles directement sur le joueur pour qu’il puisse se divertir ou s’entrainer.
2 L’intervalliste est un animateur dont la tâche est de dessiner les images dites “intermédiaires” qui se placent entre les images dites “clés”, à savoir les images les plus importantes d’un mouvement.
3 Une OAV ou OVA (Original Animation Video) est une production anime destiné non pas au marché de la télévision mais à celui de la vidéo au format physique (VHS, puis DVD et Blu-ray de nos jours) ou numérique.
4 Le tokusatsu est le nom générique de toutes les productions vidéo japonaises qui utilisent des effets spéciaux. C’est le film Godzilla qui lança ce type de production en 1954.
5 Le Tokushu Make est un terme désignant les effets spéciaux au niveau du maquillage (masques, brulures, cicatrices, alien sortant d’un corps …)
Remerciement à toute l’équipe de Japan Expo et à Mr Giner pour l’interprétation.
L’Oeuvre de Kaiji Kawaguchi : l’Entretien ( Mai 2024 )
C’est au mois de mai dernier que nous avons eu la chance de rencontrer Mr Kawaguchi dans le cadre de l’inauguration de l’exposition consacrée à son œuvre par le MEMA (Musée Européen du Manga et de l’Anime).
L’auteur de Zipang, Spirit of the Sun ou bien encore Seizon Life a beau approcher des 60 ans de carrière, sa bibliographie reste globalement méconnue en France. Entre le manque d’intérêt flagrant des éditeurs hexagonaux et la compréhension absconse, voire erronée de la part des lecteurs qui ont lu les rares sorties dans notre pays, l’œuvre de Kaiji Kawaguchi a à peine été effleurée.
Dans cet entretien fleuve, Mr Kawaguchi revient pour nous sur les thématiques récurrentes de ses œuvres, son rapport complexe au Japon et son histoire militaire ou bien encore aux spécificités du manga en tant qu’art à part entière.
interprétariat : Mr Ilan Nguyên
Interviewer : Thundergeek & Blackjack
Transcription : Emrys & Thundergeek
Transcription de l’interview
Vous fêtez vos 56 ans de carrière cette année et malgré un nombre impressionnant d’œuvres à votre actif, nous ne vous connaissons en France que pour quelques séries dont Zipang ou Spirit of the Sun, publiés respectivement aux éditions Kana et Tonkam et qui sont en arrêts de commercialisation depuis. Comment expliquez-vous la différence de traitement de vos œuvres entre le Japon et le reste du monde ?
K. Kawaguchi : Tout ce que je peux vous répondre c’est que personnellement, je souhaite être lu le plus largement possible à travers le monde. L’univers que je dépeins dans mes récits est centré sur le Japon : j’aborde des questions, des enjeux et des possibilités propres à ce pays à l’époque que nous vivons. Si j’espère être lu au-delà des frontières, c’est parce que j’aimerais permettre à des regards extérieurs de comprendre à quelles interrogations le Japon est confronté actuellement.
Aujourd’hui, quand on réfléchit à l’image que renvoie le Japon à l’international, je suis conscient qu’on pense d’abord au cinéma d’animation. Cette forme de culture populaire est probablement la plus limpide, la plus facile à appréhender. Moi-même, j’entends parfaitement la force évocatrice de l’animation en tant que média. Mais il y a aussi le manga et également, pour moi, l’autre terme qui est celui de gekiga : des récits dramatiques, beaucoup plus mûrs, plus noirs également. Il y a dans cette bande dessinée japonaise des enjeux formels qui n’ont pas d’équivalent ailleurs dans le monde.
Pour cette exposition, l’idée était de sélectionner des séries de planches et donc d’imaginer des séquences qui soient composées, le plus souvent, de 4 planches. Ces séquences en 4 planches m’intéressaient car elles permettent de montrer la construction du récit, le flux de la narration au fil des cases et donc les enjeux d’une case à l’autre. Il y a dans cette construction, au-delà de l’échelle de la case, des procédés narratifs et formels spécifiques au Japon, dont il n’existe pas d’équivalent à travers le monde. J’espère que cette dimension-là sera perçue au-delà des passionnés de bande dessinée japonaise.
A un moment dans votre carrière, vous avez commencé à écrire beaucoup plus d’histoires reposant sur des concepts d’uchronie et de voyage temporel. On pense bien sûr à « Zipang » et à « Silent Service », mais aussi à « Boku wa Beatles ». Est-ce que, pour vous, les enjeux de la science-fiction ont pour but d’amener une réflexion plus profonde sur les thématiques qui vous tiennent à cœur comme vous venez de l’expliquer, les problématiques propres à votre pays, aux nouvelles générations ? Est-ce que c’est une manière un peu détournée d’amener le public à se poser ces questions ?
K. Kawaguchi : Pour ce qui est du voyage temporel, il y a deux titres dans mon parcours qui relèvent de ce motif : « Zipang », bien sûr, et « Boku wa Beatles ». Pour moi, c’est un procédé narratif qui permet de partager, de dire quelque chose des époques auxquelles les personnages sont confrontés. Je vois ça comme un moyen très efficace de faire expérimenter concrètement aux lecteurs, notamment les générations plus jeunes que moi, une part des enjeux de ces différentes époques. D’une certaine manière, ça consiste à prendre le lecteur par la main pour l’emmener dans ces époques.
C’est la même chose pour les séries qui relèvent plutôt de l’uchronie comme, par exemple, « Silent Service » ou « Spirit of the Sun » où j’imagine un autre présent, découlant d’un autre cours des événements. Là aussi, c’est emmener le lecteur dans ce présent ou ce futur proche alternatif. Qu’il s’agisse de « Zipang », de « Silent Service » ou de la série sur laquelle je continue de travailler aujourd’hui, « Le porte-avion Ibuki », un grand nombre de mes œuvres au cours des dernières décennies sont des manières de questionner, en réalité, la situation politique ou militaire du Japon contemporain.
Comme vous le savez, en 1946 après la guerre, le Japon a promulgué une constitution pacifiste qui a jeté les fondations d’un Japon qui avait l’espoir et la volonté d’incarner un pays qui ne fait pas la guerre, qui renonce au droit de faire la guerre. Cette constitution, cet état d’esprit, étaient partagés de manière unanime dans le Japon de l’époque, ce qui a permis de construire le Japon d’après-guerre. Tout ça, je pense, fait largement consensus au Japon. Mais ces dernières années sont, je trouve, une période particulièrement troublée.
Je dirais que nous vivons une époque houleuse, avec plusieurs guerres à travers le monde. Beaucoup de gens, aujourd’hui, au Japon, se demandent quelle position doit prendre leur pays. S’il peut ou non rester sur la dynamique qui est la sienne depuis l’après-guerre. Comment un pays qui a renoncé à faire la guerre peut-il survivre, quel chemin peut-il tracer dans un monde qui est lui-même plongé dans la guerre ?
Je crois que c’est une question que tous les Japonais se posent aujourd’hui. Moi, à travers mon travail de bande dessinée, j’essaie de chercher des réponses à explorer avec l’ensemble des lecteurs. C’était déjà mon ambition dans les années 80 avec « Silent Service », puis avec « Zipang », « Spirit of the Sun » et aujourd’hui « Ibuki ». En fait, je travaille sur ces séries avec quasiment le même état d’esprit depuis toutes ces années.
Vous avez dit un peu plus tôt que la bande-dessinée était un art et chaque art a ses spécificités. Par exemple, la musique a des notes. Quelles sont, pour vous, les spécificités de la bande-dessinée ? Ce qui fait qu’elle est un art à part entière qui ne peut pas être copié ou imité ?
K. Kawaguchi : Il serait plus simple et plus rapide de vous le faire comprendre par le dessin. Le public saisirait immédiatement le propos. ( Mr. Kawaguchi s’approche d’une de ses planches ) La spécificité de la bande dessinée, c’est l’évolution qui est en jeu entre une case et la suivante. Par exemple, prenons une page tirée d’une série de baseball. Vous avez ici un batteur redoutable, et face à lui un lanceur et un receveur qui sont habituellement rivaux, mais qui, face à cet ennemi commun et terrible, vont collaborer dans l’espoir de vaincre.
Je ne sais pas si vous connaissez les règles du baseball, mais le lanceur et le receveur doivent se mettre d’accord sur le type de balle qui va être lancée de manière à essayer de tromper l’adversaire. Il y a toute une forme de communication non-verbale qui est en jeu, des signes par exemple, pour que les deux s’accordent. Ici on voit, d’une case à l’autre, les deux protagonistes et on comprend finalement qu’ils sont parvenus à une conclusion. Ils ont une stratégie. Le receveur est prêt. À la dernière case, il donne le signal qu’il est prêt à recevoir la balle.
Il y a 5 cases dans cette planche. Certaines sont plus grandes, d’autres plus petites. La bande dessinée consiste à composer cet équilibre. Il s’agit de savoir quelle composition va transmettre quel signal au lecteur, quel message, quelle information. Ce qui fait la force de la bande dessinée, c’est d’une part le dessin, bien entendu, et d’autre part la construction comme on l’a dit : le positionnement des cases et enfin le texte. Le texte peut être du dialogue prononcé par les personnages ou du monologue intérieur, des mots que le personnage ne va pas révéler à autrui. Ce sont les dessins et les mots qui nous servent à transmettre les émotions et le récit.
Je pense qu’il y a une dimension inconsciente dans la perception que le lecteur a des planches : la perception dynamique. Je pense que le lecteur perçoit un mouvement dans des images pourtant fixes. Nous-mêmes, dessinateurs de bandes dessinées, travaillons à la composition de ces récits dans l’objectif conscient que le lecteur parvienne à cette perception dynamique. C’est ce qui nous amène à opérer nos choix de positionnement, de découpage, de succession de cases.
En animation, le mouvement est présent factuellement. Les animateurs n’ont pas à chercher à reproduire indirectement l’impression de mouvement, puisque cette perception existe déjà complètement. Mais nous autres, en bande-dessinées, sommes obligés de tenir compte de cette contrainte, d’essayer de biaiser la perception du lecteur pour qu’il parvienne à cet aspect dynamique.
Dans cette dernière case, en bas, vous voyez le receveur qui se positionne. Par ce positionnement, il envoie encore des informations pour indiquer quel type de balle il faut lui envoyer. Si vous aviez la page d’après, vous verriez que la case suivante montre le lanceur qui lance la balle. Cet enjeu dramatique de savoir s’ils vont réussir à vaincre leur ennemi va évidemment trouver son dénouement dans les pages suivantes. Ce qui nous intéresse, dans la construction de cette planche et de cette dernière case, c’est de créer un effet de suspense, une tension, où le lecteur se demande ce qui va arriver. Cette case vise à faire percevoir au lecteur l’élan du receveur. Là aussi, je pense que le lecteur perçoit de manière dynamique la façon dont le receveur se positionne.
Les dessinateurs qui créent une page de bande dessinée travaillent sur la composition en cases, la répartition des cases, l’aspect du dessin, l’intégration du texte. Par ces différents éléments, il y a une multitude de procédés qui visent tous à transmettre une intention, à déterminer comment on veut que le lecteur lise. Il y a toutes sortes d’arrangements, d’astuces. On discute beaucoup entre nous de ces questions d’intention, de guidage du regard. Comment orienter le regard du lecteur ? Ces procédés sont nombreux et peuvent être très différents d’un dessinateur à l’autre. Mais dans chaque page de bande dessinée, vous en trouvez par dizaines.
Y a-t-il une ou des œuvres qui vous ont marqué, que ce soit plus jeune ou récemment ? Que ce soit en bande dessinée ou sur tout autre support ?
K. Kawaguchi : Je ne sais pas dans quelle mesure cet auteur est connu en-dehors du Japon mais quand j’étais adolescent, autour de 14-15 ans, j’ai découvert le dessinateur Shinji Nagashima. Son œuvre « Mangaka Zankoku Monogatari» est une suite de récits courts qui décrivent la vie d’un auteur de bande-dessinées. Ils dépeignent de manière presque documentaire les joies et les souffrances qui ponctuent la création d’une bande dessinée. C’est un récit qui m’a profondément marqué, à l’époque.
La différence, cruciale à mon sens, qui distinguait cette bande dessinée de tout ce qui existait au Japon à l’époque, c’est qu’on y voyait, de manière très concrète, ce qu’était le quotidien, d’un dessinateur de bandes dessinées. Pour nous jeunes garçons de province, éloignés des grandes villes, il y avait dans ce récit suffisamment de matière pour nourrir notre aspiration à devenir nous-mêmes dessinateurs. Lorsque je me suis retrouvé à Tokyo avec des gens de ma génération, élevés eux aussi à la campagne puis devenus dessinateurs, nous avons fait connaissance, essayé de découvrir nos parcours respectifs et ce qui nous avait poussés vers cette carrière. Eh bien il se trouvait que, garçons comme filles, beaucoup d’entre nous avaient lu « Mangaka Zankoku Monogatari».
Vous êtes né en 1948, ce qui fait de vous un enfant de l’après-guerre. À travers le monde, cette identité peut prendre plusieurs formes. Pensez-vous que cela a eu un impact important dans votre travail et votre représentation du monde ?
K. Kawaguchi : Comme vous l’avez dit, je suis né en 1948, soit 3 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je suis né dans une région qui s’appelle Onomichi, dans le département de Hiroshima. Il se trouve que la petite ville où je suis né n’avait pas été détruite pendant la guerre, n’avait pas fait l’objet de bombardements. Mais tout autour de nous, de très nombreuses villes et villages avaient été rasés, bombardés. C’est là que j’ai grandi, de 1948 jusqu’aux années d’école primaire, puis collège, puis lycée. En somme, des années 50 aux années 60.
Jusqu’à cette période, il y avait de très nombreuses traces de la guerre, visibles autour de nous. Les plus marquantes, pour nous, enfants, c’était l’état d’esprit qu’avait gardé la génération de nos parents, qui elle avait vécu cette guerre. La plupart des adultes autour de nous étaient réticents à parler de cette époque, de cette réalité. Cependant, il régnait un état d’esprit très perceptible et communément partagé, vraiment unanime : on sentait à quel point ils avaient été excédés par la guerre, il y avait un rejet atavique. Les gens ne voulaient plus que ça puisse se reproduire, jamais. Le fait même que ce rejet ne passe pas par le discours, par la parole, nous frappait, nous enfants, d’autant plus fort.
Le silence rendait ce sujet confus d’autant plus terrifiant. Cette terreur était impossible à laisser comme telle, à gérer de manière inconsciente ou non-dite. Paradoxalement, moi, c’est ce sentiment-là, cette terreur, qui m’a amené à vouloir, encore enfant, me renseigner, à chercher des informations sur la guerre. Comme une façon de se libérer de cette peur. J’espérais trouver, dans le cours des événements, des raisons objectives de pourquoi le Japon avait choisi ce chemin. Je me suis lancé dans cet effort de recherches, de compréhension, pour essayer de trouver une forme de soulagement, une forme d’apaisement.
Aujourd’hui, on en parlait tout à l’heure, je pense que beaucoup de gens essaient de toutes leurs forces de comprendre comment se positionner face à la situation dans laquelle se trouve le Japon. C’est ce dont traite la bande dessinée sur laquelle je travaille actuellement. Je dirais que cet état d’esprit qui était le mien dans mon enfance, lorsque j’essayais de trouver les clés de compréhension, est celui qui m’anime aujourd’hui, dans le travail de ce récit qui est en cours. Il y a très peu de différences entre ces deux états d’esprit.
Dernière question, plus légère. Laquelle de vos œuvres, représentative de votre travail ou ayant simplement votre préférence, aimeriez-vous voir sortir en France ?
K. Kawaguchi : Je ne sais pas si c’est une bonne chose de vous répondre là, mais si je devais choisir un titre ce serait « The Silent Service ». En ce moment, cette œuvre qui remonte à la fin des années 80-début des années 90, fait l’objet d’une adaptation audiovisuelle par la société Amazon Prime, une société de capitaux américains. Elle est adaptée, depuis l’an dernier et jusqu’à l’an prochain, sous la forme de films et de feuilletons, pour une diffusion sur la plateforme. Cette adaptation est prévue pour couvrir la totalité du récit.
La série compte 32 volumes en bandes dessinées, c’est de grande envergure. Je suis avec attention ce projet et je vois bien, avec le premier film sorti l’an dernier, les différences formelles entre bande dessinée et cinéma en prise de vues réelles. Je trouve que les deux sont intéressants. Chaque registre a son propre intérêt et je suis curieux de voir ce récit mis en images, avec des acteurs, jusqu’au bout. Mon souhait serait qu’en France, en Europe, cette bande dessinée puisse être lue avant ou en parallèle de cette adaptation. Et surtout lue jusqu’au bout.
Merci beaucoup pour cette entrevue, M. Kawaguchi
Remerciement à toute l’équipe du MEMA et à Mr Nguyên pour l’interprétation.
Mangacast Omake n°127 – Décembre 2024 – Spéciale Reco de Noël 2024 !
Dans ce Mangacast Omake n°127, l’équipe vous propose son habituel top Manga et Anime de l’année passé !
Et une chose est sûre, il va y avoir du choix entre les titres plébiscités par le public et la critique ou les pépites peu mise en avant, la sélection est à l’image de la rédaction : éclectique !
Alors installez-vous confortablement pour cette émission de plus de 4 h remplis de rire, de débat et de dispute digne d’un repas de fêtes de famille de fin d’année. Mais ne serait-ce pas ça, la magie des fêtes !
Mangacast Omake n°127 – Décembre 2024 – Spéciale Reco de Noël 2024 ! est présenté par Thundergeek, Midine Emrys, Oshino & Amo.
Podcast: Play in new window | Download (Duration: 4:33:35 — 379.0MB)
Mobile Suit Gundam : The Origin – Mangacast Mini Omake n°20 octobre 2024
Bienvenue dans ce Mangacast Mini Omake n° 20 d’octobre 2024
Aujourd’hui, on vous parle d’un titre des éditions Vega : Mobile Suit Gundam : The Origin !
Mangacast Mini Omake n°20 – Octobre 2024 est présenté par Thundergeek, Midine, Blackjack et Oshino.
Podcast: Play in new window | Download (Duration: 36:24 — 53.4MB)
Eclipse Humaine- Mangacast Mini Omake n°19 octobre 2024
Bienvenue dans ce Mangacast Mini Omake n° 19 d’octobre 2024
Aujourd’hui, on vous parle d’un titre des éditions Glénat : Eclipse Humaine !
Mangacast Mini Omake n°19 – Octobre 2024 est présenté par Thundergeek, Midine, Blackjack et Oshino.
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Twillight Outfocus – Mangacast Mini Omake n°18 octobre 2024
Bienvenue dans ce Mangacast Mini Omake n° 18 d’octobre 2024
Aujourd’hui, on vous parle d’un anime diffusé sur Crunchyroll : Twillight Outfocus !
Mangacast Mini Omake n°18 – Octobre 2024 est présenté par Thundergeek, Midine, Blackjack et Oshino.
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